14.7.10

les mots et les choses

     Don Quichotte est la première des œuvres modernes puisqu'on y voit la raison cruelle des identités et des différences se jouer à l'infini des signes et des similitudes; puisque le langage y rompt sa vieille parenté avec les choses, pour entrer dans cette souveraineté solitaire d'où il ne réapparaîtra, en son être abrupt, que devenu littérature; puisque la ressemblance entre là dans un âge qui est pour elle celui de la déraison et de l'imagination. La similitude et les signes une fois dénoués, deux expériences peuvent se constituer et deux personnages apparaître face à face. Le fou, entendu non pas comme malade, mais comme déviance constituée et entretenue, comme fonction culturelle indispensable, est devenu, dans l'expérience occidentale, l'homme des ressemblances sauvages. Ce personnage, tel qu'il est dessiné dans les romans ou le théâtre de l'époque baroque, et tel qu'il s'est institutionnalisé peu à peu jusqu'à la psychiatrie du XIXe siècle, c'est celui qui s'est aliéné dans l'analogie. Il est le joueur déréglé du Même et de l'Autre. Il prend les choses pour ce qu'elles ne sont pas, et les gens les uns pour les autres; il ignore ses amis, reconnaît les étrangers; il croit démasquer, et il impose un masque. Il inverse toutes les valeurs et toutes les proportions, parce qu'il croit à chaque instant déchiffrer des signes: pour lui les oripeaux font un roi. Dans la perception culturelle qu'on a eu du fou jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, il n'est le Différent que dans la mesure où il ne connaît pas la Différence; il ne voit partout que ressemblances et signes de la ressemblance; tous les sgines pour lui se ressemblent, et toutes les ressemblances valent comme des signes. A l'autre extrémité de l'espace culturel, mais tout proche par sa symétrie, le poète est celui qui, au-dessous des différences nommées et quotidiennement prévues, retrouve les parentés enfouies des choses, leurs similitudes dispersées. Sous les signes établis, et malgré eux, il entend un autre discours, plus profond, qui rappelle le temps où les mots scintillaient dans la ressemblance universelle des choses: la Souveraineté du Même, si difficile à énoncer, efface dans son langage la distinction des signes.
     De là sans doute, dans la culture occidentale moderne, le face à face de la poésie et de la folie. Mais ce n'est plus le vieux thème platonicien du délire inspiré. C'est la marque d'une vouvelle expérience du langage et des choses. Dans les marges d'un savoir qui sépare les êtres, les signes et les similitudes, et comme pour limiter son pouvoir le fou assure la fonction de l'homosémantisme: il rassemble tous les signes et sous le jeu de leurs distinctions bien découpées, il se met à l'écoute de l'"autre langage", celui, sans mots ni discours, de la ressemblance. Le poète fait venir la similitude jusqu'aux signes qui la disent, le fou charge tous les signes d'une ressemblance qui finit par les effacer. Ainsi ont-ils tous les deux, au bord extérieur de notre culture et au plus proche de ses partages essentiels, cette situation «à la limite» – posture marginale et silhouette profondément archaïque – où leurs paroles trouvent sans cesse leur pouvoir d'étrangeté et la ressource de leur contestation. Entre eux s'est ouvert l'espace d'un savoir où, par une rupture essentielle dans le monde occidental, il ne sera plus question des similitudes, mais des identités et des différences.

mich_el   fou_cault

Nenhum comentário: